INTRODUCTION
En 1992 j’étais marié, père d’une fillette d’un an et d’un fils en ayant déjà quatre. Pourtant je partis tout seul, 480 kilomètres vers le sud, destination un hôtel trois étoiles; de l’autre côté de Long Island Sound on pouvait entendre le vrombissement assourdi de New York. Je suis resté là presque quatre jours entiers, sans compter la soirée de mon arrivée. Ce voyage et séjour allait me coûter assez cher, mais c’était là le moindre de mes soucis.
Je n’étais pas seul…
Nous étions cinquante réunis durant quatre jours, la plupart du temps dans une grande salle de conférence, assis en cercle. Les chaises étaient le seul mobilier. Il n’y avait rien au centre du cercle. À l’heure des repas nous mangions ensemble, prenions les pauses ensemble; les soirs, nous pouvions socialiser de façon plus conventionnelle. Deux des participants étaient en fait les organisateurs de l’évènement, mais il ne semblait pas y avoir de vrai leader; deux autres personnes se présentèrent comme étant des « facilitateurs » - qu’est ce que ces énergumènes devaient faire? J’avais lu à leur sujet mais je ne voyais pas vraiment leur utilité pour cet atelier; car notre séjour était qualifié d’atelier de travail – et ce fut un dur labeur.
En quatre jours, il n’y eut que paroles et silence – rien d’autre. De tous les échanges, très peu pourraient être qualifiés d’enseignement didactique. De plus, ce ne fut pas tout le monde qui parla, puisqu’une petite minorité resta silencieuse durant toutes les sessions, bien que d’autres parlèrent beaucoup. Certains attendirent même près de deux jours avant de prononcer quoique ce soit. Mais ces silences étaient aussi une forme de communication – chose que je ne pouvais vraiment pas imaginer avant cette expérience. Car en fin de compte, ces personnes silencieuses, à mon grand étonnement, étaient très présentes; leur silence n’était ni contemplation, ni ennui, ni ignorance de notre présence, mais une forme de participation non verbale, un accompagnement dans notre travail. C’était étrange.
Les gens parlèrent de tout. Certains philosophèrent, d’autres étaient très intellectuels dans leurs propos. Quelques uns étaient condescendants dans leur façon de s’exprimer. Des questions furent posées, auxquelles plusieurs essayèrent de répondre. D’autres personnes essayèrent de régler des problèmes mis de l’avant, éventuellement, par d’autres. Des gens furent choqués par ce qu’ils entendirent, et le manifestèrent; d’autres furent choqués par ces manifestations de désaccord. Quelques uns crièrent. Puis d’autres pleurèrent; plusieurs en fait. Éventuellement quelques personnes rirent de bon cœur, dans d’autres moments. Mais au départ, il y eu plutôt des rires forcés, nerveux.
La première session commença après la lecture d’un bref conte et trois minutes d'un silence imposé. Malgré ce court silence du début, initialement personne ne dit rien – encore du silence; c’était une période évidente de malaise. Puis les gens commencèrent à parler très poliment. Certains se demandèrent tout haut en quoi consisterait cet atelier; « faire communauté », leur répondit-on. Alors plusieurs tentèrent de définir la « communauté »; bien sûr aucun ne tombèrent d’accord sur une définition, ni même sur le concept. Les échanges devinrent chaotiques par moment. Certaines personnes interrompaient celui ou celle ayant la parole, bien qu’il nous eût été suggéré de ne pas faire cela par respect. D’ailleurs, une suggestion faite dès le début de l’atelier avait stipulé que nous devions nous nommer 1 chaque fois avant de prendre la parole, mesure qui fut vite adoptée par tous, sinon la personne risquait fort d’être interrompue par une autre demandant « et qui es-tu, toi ? ». Après quelques paroles vives, nous redevenions alors polis.
Vers le milieu de la deuxième journée une personne, tout à coup, commença à exprimer une peine. Parlant seulement d’elle-même, elle exprima de la tristesse tout en expliquant les circonstances difficiles qu’elle vivait en ce moment. Ses émotions montaient, mais elle ne les cacha pas. Un très bref silence suivit ce partage, mais presque immédiatement quelqu’un enchaîna sur un sujet très inconséquent, sans grand intérêt; c’est alors qu’une tierce personne l’interrompit gentiment mais fermement, disant qu’elle avait été touchée par la peine exprimée quelques instants plus tôt, et demandant si le groupe pouvait observer quelques minutes de silence pour « accompagner en pensée » la personne peinée. Personne ne s’opposa, et une quiétude paisible descendit sur le groupe. La personne qui prit la parole en premier après ce temps commença à exprimer une peine similaire…
Le matin de la troisième journée, plusieurs participants relatèrent leur vécu et de nombreuses émotions firent surface. Il y eu quand même de longs moments de silence, mais sans que ceux-ci alourdissent l’atmosphère. Les gens semblaient écouter d’une façon profonde tant leur attention était palpable. Toutes formes de pseudo politesse, de rationalisation, d’intellectualisation et de réponses directes disparurent. Lorsqu’il fut midi, on nous demanda si nous pouvions prendre le repas dans un silence relatif, non pas absolu évidemment, afin de conserver en nous la conscience de ce qui se passait au sein du groupe.
Le début de la session de l’après midi commença par un long silence, qui visiblement était apprécié. Puis, tranquillement, une voix s’éleva pour exprimer des sentiments, suivi d’un autre silence respectueux. Une autre personne parla à son tour, et une autre. Les paroles semblaient porter mieux dans la salle, il était facile d’écouter. Un sentiment d’appartenance palpable remplaçait maintenant la quiétude passive du groupe. Bien que de la tristesse soit exprimée, il y eu aussi des expressions de joie. Certaines personnes manifestèrent leur gratitude à ceux qui risquèrent la vulnérabilité en faisant connaître leur vie, ajoutant parfois que l’effet de ceci leur avait été bénéfique, comme une guérison au dire de plusieurs. Un esprit indescriptible était descendu sur le groupe. L’après-midi se finissait; soudainement, un participant manifesta un vent de panique à l’idée que l’atelier prendrait fin sous peu. Alors d’autres exprimèrent à leur tour la même anxiété. Il flottait à la fois un vent de joie et de tristesse. Finalement, tous debout, nous tenant par la main en cercle, dans un long silence, la session fut clôturée.
La matinée de la journée suivante fut consacrée à faire quelques exercices de rétroaction afin de nous conscientiser à ce qui était arrivé au cours de ces trois journées précédentes. Les facilitateurs menèrent la séance – et je me demandais à quoi ils avaient bien pu contribuer avant cela, alors que leur présence était vraiment discrète, leurs interventions semblables à celles d’autres participants, leur guidance du groupe plutôt effacée et modeste. Avec mon attention profane de cette époque, je les avais perçus plutôt comme de simples participants, mais par contre, aussi comme des personnes empreintes de sagesse.
Au début de l’après midi ce fut le départ. Une fois de plus je me retrouvais sur la route, seul, physiquement seul, mais pas tout à fait seul : le groupe m’accompagnait en esprit, certes, mais aussi, j’avais rencontré un autre homme, venant comme moi du Québec, et bien que nous voyagions séparément, je savais que c’était le début d’une belle amitié. Avec mon attention sur la route, je n’en étais pas moins profondément ancré dans mes pensées; mais étaient-ce vraiment des « pensées » ? J’étais confus, car mes pseudo réflexions étaient réellement des sentiments, des émotions : joie, émerveillement, mais aussi scepticisme (cet évènement ne pouvait être qu’une coïncidence de circonstances, ce serait impossible de répéter l’expérience) et étonnement (comment diable tout ceci s’est-il produit ?).
Le lendemain de mon retour, ne travaillant pas, je me retrouvais errant dans un centre d’achat aux alentours de midi. Je passais devant la série d’établissements de restauration rapide, absorbé dans mes pensées; mais j’ai alors remarqué en particulier ce restaurant, parce que le décor un peu naïf évoquait un paysage des Caraïbes. Un homme noir, au visage aimable, était derrière le comptoir. Je continuais ma promenade mais tranquillement je me sentais poussé à revenir vers cet établissement. L’homme me sourit, ce qui me parut un geste gratuit mais bienveillant. Je lui demandais quel genre de cuisine il proposait; ceci et cela, me dit-il, essentiellement une version approximative de ce qui se prépare dans cette région du monde. Nous entamons une conversation pendant que j’attends que mon repas soit prêt. L’homme me dit être d’Haïti. Il mentionna que je semblais lui être familier; mais nous ne nous étions en fait jamais rencontré, que je sache, lui étant employé là depuis une semaine seulement et moi ayant vécu à Montréal depuis toujours. Et pourtant nous échangions comme si nous nous connaissions depuis longtemps. Ce fut relativement bref, mais je me souviens qu’il ne s’agissait ni du temps, ni de politique ni d’autres échanges sociaux sans conséquences, bien qu’aujourd’hui je ne me rappelle sincèrement plus de quoi il fut question. Deux étrangers, dix minutes !
Ainsi, ces quelques jours mémorables ont été ma première expérience de développement de la communauté. Trois mois auparavant, j’avais lu le livre « The Different Drum » de Scott Peck 2, qui traite principalement du phénomène d’atteindre l’esprit de communauté en groupe, qu’il soit petit ou grand. C’est alors que commença ma quête de la compréhension du développement de la communauté, de son partage avec d’autres personnes et des tentatives de dissémination dans les aspects de la vie courante.
Avant le départ à la fin de l’atelier, j’avais demandé si quelqu’un connaissait des personnes au Québec qui auraient déjà fait une telle expérience ou qui auraient été en contact avec la Fondation pour l’Encouragement de la Communauté 3, organisme commanditaire de l’évènement vécu. Éventuellement, une des participantes me transmit l’information au sujet de deux de ces personnes résidant au Québec; je les contactais, nous nous sommes rencontrées, nous sommes devenus amis, puis nous avons commencé à organiser un mouvement, et éventuellement, cinq ans plus tard le Mouvement vers l’esprit communautaire, fut incorporé comme organisation à but non lucratif; sa mission était d’enseigner, par l’expérience et l’encouragement, la communauté au Québec. En 2007, le MEC Québec fut pour la première fois organisateur d’une conférence Nord Américaine sur la Communauté; y assistèrent des gens de presque tous les coins du monde.
Mais en quoi consiste ce mystère « d’être en communauté » ? Pourquoi est-ce si particulier, si puissant, et comment peut-on développer cet esprit de communauté dans tous les aspects de la vie ? Après en avoir fait l’expérience pendant des années, après avoir travaillé avec d’autres personnes, dans le Mouvement et ailleurs au Canada ainsi qu’aux États-Unis, je m’engage maintenant dans la tâche et le défi de résumer à la fois la Route de l’Espoir de Scott Peck et vingt années de l’organisation du Mouvement au Québec. Cette monographie évoque les principes du développement de la communauté tel que Peck l’envisageait déjà il y a trente-cinq ans, ainsi que les fruits de mon expérience avec ceux-ci.
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NOTES :
2 - En Français « La Route de l’Espoir »
3 - Foundation for Community Encouragement, aux États-Unis. Bien que cette organisation soit dissoute à l’heure actuelle, plusieurs regroupements et organisations continuent d’expérimenter avec le développement de la communauté aux États-Unis, ainsi qu’au Canada, en Allemagne, en Angleterre et maintenant en Hongrie.